En mettant en place son canon esthétique du
nu, Polyclète ne s’imaginait sûrement pas qu’il resterait une référence vingt-cinq siècles plus tard. Car le système de proportions établi par le sculpteur grec autour de 450 av. J.-C. influence aujourd’hui
encore notre perception du corps.
«Dans la Grèce antique, la beauté physique reflète la beauté de l’esprit, souligne Lorenz E. Baumer, professeur à l’Unité d’archéologie classique
de l’Université de Genève. Mais ces statues représentent un idéal. Personne ne peut avoir un corps comme ça!» Tout aussi peu naturelle, la posture des dieux et athlètes, en léger déséquilibre,
permet de mettre en valeur le modelé des muscles.
La situation change au Moyen Age, où l’art est principalement religieux. Car le christianisme tient la nudité pour hautement suspecte. «Dans la Bible, le nu se retrouve
associé au péché originel, explique Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève. Lorsqu’Adam et Eve mangent le fruit défendu, ils ont honte de leurs parties intimes.
La nudité représente l’innocence perdue, et l’expulsion du paradis qui s’ensuit.»
Les rares représentations de figures nues prennent un rôle symbolique. L’innocence et l’abandon, pour la
passion du Christ ou les saints martyrisés. La vérité, pour les âmes soumises au jugement dernier. Ou la pauvreté, dans le cas de Job qui perd tous ses biens. Les artistes veillent alors à dissimuler les sexes, histoire
de ne pas choquer. Par la position des corps, ou avec une branche d’arbre, une feuille de vigne, un morceau d’étoffe.
L’idéal grec, l’érotisme en plus
Dès la Renaissance, où on redécouvre
la culture antique, le nu revient en force. L’idéal de beauté grec est remis au goût du jour, l’érotisme en plus. Certains épisodes bibliques s’y prêtent particulièrement, comme les vieillards
observant Suzanne dans son bain. Quant aux thèmes mythologiques, qui permettent mieux que les scènes religieuses de valoriser un corps nu, ils rencontrent beaucoup de succès. «Le sujet devient secondaire, note Jan Blanc. On multiplie
les stratagèmes, mais cela ne trompe personne!»
Sculpter ou peindre une figure dénudée constitue également une manière de démontrer son talent. Il s’agit d’établir des proportions harmonieuses
et de rendre les effets de chair. Pas facile. «Dans une académie, le nu constitue une épreuve incontournable, souligne Jan Blanc. Au point qu’on appelle académie une étude de nu d’après nature.»
Au cours des siècles suivants, chaque mouvement artistique, chaque grand maître propose sa version du nu. En 1510, Giorgione peint une Vénus idéalisée, endormie et innocente. Vingt-huit ans plus tard, son élève
Titien reprend la même figure. Mais sa Vénus, située dans un palais et regardant le spectateur dans les yeux, devient langoureuse et sensuelle.
Au début du XVIIe siècle, les nus acquièrent une dimension plus
réaliste. Rubens rend compte du débordement sensuel de la chair avec ses opulentes figures féminines, tandis que Rembrandt en dépeint la vulgarité et la laideur. En France, le rococo donne naissance au nu voluptueux: les
peintres se détachent alors de l’ancrage historique, comme dans la très suggestive Odalisque de Boucher.
Un objet d’expérimentation
Peu à peu, le corps se fait moins objet de désir que d’expérimentation.
Pour le néoclassique Ingres, auteur de La Grande Odalisque aux vertèbres surnuméraires en 1814, le nu constitue avant tout un ensemble de lignes. Et pour les impressionnistes, notamment Renoir, il permet de jouer avec la lumière
et les ombres.
En 1863, Manet créé un scandale avec son Déjeuner sur l’herbe. L’artiste n’y utilise plus aucun prétexte pour peindre des femmes nues entourées d’hommes habillés. Au contraire,
cette scène de pique-nique est résolument contemporaine, et représente des personnes existantes. «C’est un jeu avec la tradition du nu et ses limites», précise Jan Blanc.
Au XXe siècle, le corps se
déconstruit. Picasso initie le cubisme en 1907 avec Les Demoiselles d’Avignon. Duchamp rompt également avec les codes classiques à travers son Nu descendant un escalier en 1912. Le développement de l’art abstrait, entre
les années 40 et 60, donne le coup de grâce à la représentation du nu. A de notables exceptions près, tel Matisse et ses Nus bleus. Et avec l’art contemporain, c’est finalement le corps des artistes lui-même
qui se transforme en œuvre. (TDG)
Définir un nu? Pas si facile…
De quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’un nu en peinture ou en sculpture? Pas si simple de se mettre d’accord sur une définition,
dans la mesure où la figure peut être partiellement drapée. «Plutôt que la proportion de peau découverte, ce qui compte avant tout, c’est la manière dont le corps est perçu, précise Jan Blanc,
professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève. Le nu se situe dans le regard du spectateur autant que dans l’œuvre.»
Les sculptures grecques ont ainsi acquis avec le temps une dimension
érotique qu’elles n’avaient pas à l’origine. Et un corps habillé d’un drapé moulant peut être plus érotique qu’un corps entièrement dénudé. Tout dépend du contexte,
autant du destinataire de l’œuvre que de l’endroit où elle est présentée.
Les nus de Michel-Ange constituent un exemple fort parlant. Tant qu’ils sont exposés dans un cadre privé,
cela ne pose pas de problème. Mais pour les fresques de la chapelle Sixtine au Vatican, lieu où on élit les papes, c’est autre chose. «Ces figures ont été jugées inconvenantes. En particulier celles du
jugement dernier, qui se situe derrière l’autel: il s’agit d’un espace particulièrement sacré.» Le peintre Daniele da Volterra a donc été chargé de couvrir leurs parties intimes d’un voile.
Le surnom d’Il Braghettone, «le culottier», lui est resté pour la postérité.
Source internet : http://www.tdg.ch/culture/Quand-le-nu-reflete-notre-vision-du-monde/story/30093474