« Il faudrait multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées,
les théâtres, les librairies. Il faudrait multiplier les maisons d’études pour les enfants, les maisons de lecture pour les hommes, tous les établissements, tous les asiles où l’on médite, où l’on
s’instruit, où l’on se recueille, où l’on apprend quelque chose, où l’on devient meilleur… »
Nuccio Ordine, professeur de philosophie et de littérature à l’Université
de Calabre, aime citer Victor Hugo. Et en particulier cet extrait d’un de ses discours prononcés à l’Assemblée nationale française en 1848.
Simple rappel historique ou prise de position tranchée face à
l’évaporation des valeurs humanistes, notamment à l’Université? L’invité de la Faculté de Philosophie,
Arts et Lettres de l’UCLouvain ne laisse planer aucun doute.
« En revendiquant le rôle de la culture et de l’enseignement pour rendre l’Humanité plus humaine, Hugo fustige une classe politique obtuse
et myope, qui en croyant faire des économies, programme la décadence culturelle du pays en tuant toute forme d’excellence », dit le philosophe, venu inaugurer l’exposition temporaire proposée par le Musée L. à l’occasion des 500 ans de la création du « Collegium Trilingue ». Un « collège » dédié
à l’étude scientifique des trois langues sacrées (le grec, le latin et l’hébreu).
« Un rappel historique, certes, mais qui est aussi d’une actualité brûlante face à l’étoile
Polaire du marché », souligne le philosophe. « Il s’agit d’un discours qu’il faudrait graver dans le marbre de tous les parlements du monde. Partout aujourd’hui les budgets de la culture, de l’enseignement,
de l’éducation et des universités subissent de terribles coupes».
L’université est une opportunité pour nous rendre meilleurs
Le philosophe n’hésite
pas à critiquer le système éducatif supérieur actuel. « Chaque année, lorsque je donne mon premier cours aux étudiants de première année, je leur demande pourquoi ils se sont inscrits à
l’université. Dans quel but venez-vous ici ? Les étudiants sont surpris par une question aussi inhabituelle. À leur premier jour de cours, ils répondent qu’ils se sont inscrits pour obtenir un diplôme… »
« Je crois que notre devoir de professeur est de faire comprendre à nos étudiants qu’il ne faut pas fréquenter l’université pour obtenir un diplôme. Les écoles et les universités sont
des opportunités que la Société nous offre pour nous rendre meilleurs. C’est ça leur but principal. »
Acquérir des connaissances détachées de toute obligation utilitaire
« Les études sont tout d’abord l’acquisition de connaissances qui détachées de toute obligation utilitaire nous font grandir et nous rendent plus libres et plus autonomes ».
« Les
étudiants qui suivent cette philosophie seront ceux qui réussiront leurs examens plus brillamment. Mais surtout ils deviendront des citoyens capables de cultiver la solidarité humaine et l’amour du bien commun ».
« Quand
les étudiants me disent qu’ils viennent à l’université pour obtenir un diplôme, ils ne sont pas responsables de cette réponse. Ils vivent dans un monde où chaque geste, chaque mot, chaque acte doit répondre
à une logique utilitaire, commerciale qui exige toujours un profit matériel, un gain personnel ».
Frénésie productiviste des « universités-entreprises »
L’idée
du plaisir désintéressé et gratuit ne trouve pas un terrain fertile dans notre société. Tout comme le fait de prendre son temps. C’est incompatible avec le rythme que l’on demande aujourd’hui aux universités.
Des universités où il faut désormais produire, faire des choses utiles.
« A quoi sert de lire un poème, du latin ou du grec, de visiter un musée ? Dans le monde de l’utilitarisme, un marteau vaut
malheureusement plus qu’une symphonie. Un couteau davantage qu’un poème. Une clé anglaise davantage qu’un tableau. Il est facile de comprendre l’utilité d’un outil, il est plus difficile de comprendre à
quoi peuvent servir la musique, la littérature, et l’art ».
« Les universités ne peuvent pas être transformées, comme elles le sont en ce moment, en entreprises. Les étudiants ne peuvent
pas être transformés en clients qui viennent dans cette entreprise ».
Une logique perverse qui pollue le monde de l’éducation et de la recherche
« C’est curieux
quand même que les deux premiers mots que les étudiants apprennent en arrivant à l’université sont crédit et débit », note Nuccio Ordine. « Le langage n’est jamais neutre. De plus en
plus, le vocabulaire, les mots utilisés à l’université sont empruntés au monde de l’économie. Pensons à la tragique situation de l’Europe. Crédit et débit sont devenus malheureusement
les uniques paramètres pour dessiner l’identité de notre Europe ».
« Pour les banquiers et les financiers, seules les nations qui payent la dette font partie de l’Europe. Pour eux, c’est possible
de penser l’Europe sans la Grèce sans l’Italie, sans l’Espagne, sans la France. Des grands pays qui ont fait cette Europe. Pas de scandales, pas d’étonnement, la culture ne compte pour rien ».
L’évaluation s’est transformée en une obsession bureaucratique pour les nombres
« Il s’agit d’une logique perverse qui a également pollué le monde de l’éducation
et de la recherche. Je pense notamment au culte des chiffres et de la mesure qui domine dans l’Europe et dans le monde entier. Une évaluation en soi peut être considérée comme nécessaire. Mais elle s’est transformée
malheureusement, aujourd’hui, en une obsession bureaucratique pour les nombres qui vise exclusivement à la quantité. La logique computationnelle semble être devenue un modèle actuel, un modèle entrepreneurial de l’éducation
polarisé sur les prétendues exigences du marché ».
« L’entreprise université vend des diplômes. Tandis que les étudiants clients les achètent dans l’unique but d’obtenir
un laissez-passer pour rentrer dans le monde du travail. Puisque ce sont de tels critères qui s’imposent dans le monde de l’évaluation, le prestige de l’université finit par se mesurer chaque année par une série
de classements internationaux ou la variable commerciale d’établissement d’enseignement supérieur monte et descend exactement à la manière des actions et des marchandises dans toutes les bourses du monde ».
Une menace pour l’avenir de la recherche scientifique
« Cette dérive mercantile est en train de compromettre l’avenir de la recherche scientifique », estime-t-il. Il parle de l’avènement
de la fausse science. L’explosion de pseudo revues scientifiques destinées uniquement à gonfler le CV des chercheurs en serait à ses yeux un des signes. Ces revues n’existent qu’afin de répondre aux critères
imposés par les diverses agences d’évaluation: rapidité, quantité, impact. Avec les dérives que cela peut supposer.
« En 2004 on dénombrait 1800 articles scientifiques douteux. Leur nombre s’est
élevé à 59.000 en 2015″, déplore le philosophe.
Un homme qui prône un retour aux fondements de l’université. « Lesquels passent aussi par les savoirs inutiles, comme l’étude
du grec, du latin, du sanskrit. Si ces savoirs disparaissent, c’est un pan de notre mémoire qui disparaîtra. Ce qui aura des implications sur nos démocraties, nos libertés. « La culture n’appauvrit personne »,
conclut-il.
source: http://dailyscience.be/29/10/2018/les-savoirs-inutiles-face-aux-derives-economiques-des-universites/?fbclid=IwAR2ECT7PPgUSZyk5oATnfE34Aoc4XZXANTeTis9EN5_Lg5U9oQbsNGxXRIU